Vous allez découvrir une œuvre créée suite à un accompagnement de six mois en hôpital psychiatrique auprès de personnes âgées souffrant de troubles cognitifs et de maladie d’Alzheimer. Les textes ci-dessous ont été écrits pour un livre-objet d’art présentant le travail effectué durant cet accompagnement.
Elle est intitulée: L’inachevé, Mystère de la Trace
Nicole Depagniat, artiste plasticienne, art-thérapeute
L’œuvre entre vos mains ou que vous allez découvrir, fait suite à six mois d’accompagnement d’art-thérapie (de décembre 2011 à juillet 2012), de personnes hospitalisées ici au deuxième étage (unité Wertheimer), et d’une patiente avec laquelle le travail a commencé en hôpital de jour (unité Naomi Feil), et s’est poursuivi à l’EHPAD «les Cinq Sens».
Ce travail permet avant tout de témoigner du cheminement effectué par les patients accompagnés un peu différemment durant ces quelques mois.
Montrer ostensiblement les productions originales des personnes dans le cadre d’une «classique» exposition, aurait selon moi revêtu un triple danger :
- risque de confusion avec les activités de «Culture à l’Hôpital»
- danger plus grave d’exposer des travaux complexes, réalisés souvent dans la douleur, à des regards incompréhensifs, des paroles involontairement blessantes vis à vis des patients créateurs, qui réduiraient à néant les progrès parfois juste obtenus.
- prise de risque déontologique de «prendre» des travaux appartenant à des personnes dont on peut douter du degré élevé de conscience dans leur consentement à l’exposition de leur travail.
Il y a de toute façon pour moi quelque chose d’un peu heurtant à montrer ces travaux, qui en principe ne sont pas faits pour l’être; mais en même temps, il me parait important de laisser une TRACE de ce passage et de ce travail.
La forme choisie pour ma création intègre donc ces éléments. Les travaux que vous allez découvrir notamment, sont souvent montrés sur des photos, ce qui permet de les voir «à distance» et de constater, via des gros plans, les traces effectives laissées par le médium (pinceau ou autre), la pâte, la matière.
Les originaux sont pour la plupart restés protégés dans la salle où ils ont été créés. Ils ont à mes yeux, valeur d’objets sacrés , précieux avant tout par leur singularité, leur fréquente profondeur, et par l’effort, la volonté, le plaisir, la souffrance, le tremblement, l’échec, l’étonnement, la joie incommensurable parfois, qu’ils ont suscité chez leurs créateurs.
Pour moi, cet accompagnement a été un bouleversement. L’œuvre présente n’aurait jamais vu le jour sans cette expérience fulgurante, durant laquelle j’ai moi aussi tremblé, échoué parfois, puis rebondi, qui m’a souvent comblée, sans cesse interrogée, et, a surtout, je l’espère, permis à des personnes souffrantes de se mettre en mouvement, devenir «autres» que la pathologie à laquelle elles sont identifiées, ne serait-ce qu’au minimum le temps des ateliers.
«L’Inachevé. Mystère de la Trace», est une création atypique d’artiste-art-thérapeute, qui relate un processus de soin bien précis et revêt un message symbolique: la boîte symbolise mon accompagnement de soignante, elle le contient et l’englobe: «je suis physiquement et mentalement contenante du soin».
Roland Barthes a dit: «Créer, c’est ébranler le sens du monde». Ici, créer, constitue la base même de la démarche thérapeutique: le soin proprement dit se trouve à l’intérieur, comme un trésor inestimable caché au fond d’un coffre: il est la richesse que chaque personne, même la plus mal allante porte en elle et, qu’avec l’accompagnement de l’artiste thérapeute, elle va (re)convoquer: sa capacité à créer.
Ainsi, les images qui suivent sont les témoignages de cet ébranlement dont parle Barthes. Un ébranlement mouvementé (au sens propre), de l’état des «patients», un ébranlement de notre vision sur eux: de personnes à charge, assistées, incapables, ils deviennent auteurs-acteurs, et ouvrent en devenant pour ainsi dire «maîtres du monde» en agissant sur lui via leur propre geste, en lui imprimant leur propre trace.
Nous sommes ici au cœur même de l’art-thérapie: le va-et-vient permanent entre l’accompagnement thérapeutique et la création; jusqu’à faire de la création elle-même un objet de soin, un « objet-médecine » au sens cathartique. Les matières que j’ai utilisées pour l’enveloppement de la boîte sont volontairement des matériaux du soin médical: bandes plâtrées, compresses de gaze, pansements,
bandages élastiques etc… Les désordres et douleurs si profonds avec lesquels j’ai cohabité, m’ont inspiré cette symbolique de l’enveloppement, dans sa douceur, sa blancheur, sa pureté, sa protection bienveillante. Les fils qui pendent ça et là sont la fragilité, la fêlure, en même temps que les reliefs sont la force de la capacité créatrice. Les deux vont bien-entendu ensemble: fragilité et fêlure deviennent le terreau le plus fertile qui soit du soin art-thérapeutique, dans lequel la rencontre
étonnante avec soi-même via l’inconnu qui jaillit de ses mains, l’émergence accompagnée de formes complexes et singulières, soutient un processus de transformation unique à chacun.
Les notes et commentaires à suivre seront des réflexions liées avant tout à des rencontres passionnantes, étranges, intenses, singulières avec des personnes qui m’ont véritablement permis d’aller plus loin dans mon rapport au monde et dans ma création. Mon langage est avant tout poétique, il pourra parfois faire un détour par la clinique et la philosophie, puisque tels sont les trois aspects dont relève l’art-thérapie.
Je précise que la pensée art-thérapeutique non dogmatique à laquelle je me réfère est, outre celle tirée de mon propre cheminement, celle qui m’est transmise à l’INECAT (Institut National d’Expression, de Création d’Art et de Thérapie) à Paris, dirigé par Jean-Pierre Klein, notamment dramaturge et psychiatre. A la différence de la plupart des autres formations, celle-ci revendique le soin art-thérapeutique comme résolument artistique; elle n’accepte dans ses rangs que des artistes confirmés ayant entamé une réflexion sur le processus créatif. (Elle fait d’ailleurs partie des deux seules formations françaises dont la certification est depuis peu reconnue par l’État).
« La poésie est une métaphysique instantanée.
En un court poème, elle doit donner une vision
de l’univers et le secret d’une âme,
un être et des objets tout à la fois.
Si elle suit simplement le temps de la vie,
elle est moins que la vie;
elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie,
qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines.
Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle
où l’être le plus dispersé, le plus désuni, conquiert son unité. »Gaston Bachelard: « Instant poétique, instant métaphysiques », in Le droit de rêver, PUF, 1970.
L’objet de cette poésie est ici pictural.
Entrons, si vous le voulez, dans le Mystère de la Trace!
Qu’est-ce donc que tracer?
La trace n’est ni une oeuvre, ni une production achevée.
Elle est empreinte, signature, quelque chose de soi qui a été posé, qui atteste d’un mouvement, d’un geste, parfois minuscule mais bel et bien présent. Elle est une revendication pour dire, pour interpeller «je suis au monde!». «Tracer» est plus fort que «peindre» ou «dessiner». Le terme englobe une notion identitaire forte.
L’artiste Fabienne Verdier, en parlant du trait, qui me semble proche de la trace, dit dans un ouvrage consacré à son séjour d’initiation à la calligraphie en Chine: «Le trait est une entité vivante à lui seul; il a une ossature, une chair, une énergie vitale; c’est une créature de la nature comme le reste. Il faut saisir les mille et une variations que l’on peut offrir dans un unique trait». Passagère du silence: dix ans d’initiation en Chine.
Quel est ce mystère qui fait que telle personne toute recroquevillée, toute anxieuse et démunie, acquiert peu à peu l’assurance nécessaire pour prendre un pinceau et TRACER énergiquement dans tous les sens sur sa feuille, sans plus de plaintes ni questions?
Si la plupart du temps, la personne ne retient de la séance qu’une sensation d’échec, il faut voir que la vraie oeuvre se créé malgré tout, sans en avoir l’air, pas à pas, en toute discrétion.
Car au fond, la trace fait œuvre sur soi. Bien souvent la personne est dépassée par sa production ; elle ne l’aime pas car n’y trouvera aucun repère cognitif. Ou bien encore, elle dessinera maladroitement, souvent pour faire plaisir ou par devoir, (car finalement, ne l’a-t-on pas un peu poussée à venir à l’atelier, en lui disant «cela va vous faire du bien»?), et, sauf cas rare, sera en toute logique déçue, cet écho confirmant bien selon elle, qu’il n’y avait aucune raison de croire au miracle, et que non, vraiment, il ne sert à rien de continuer. «Vous perdez votre temps avec moi», «je suis nul(le)» etc. Je me retrouve alors étrangement, face à un être de raison qui argumente irréfutablement qu’il n’a rien à faire là. S’il est vrai qu’il faut trouver les mots justes, sans brusquerie, pour inciter la personne à persévérer, cet échec ressenti n’est pas très important. N’oublions pas qu’il ne s’agit pas ici d’activité occupationnelle ou de loisir, mais d’un soin, et que comme souvent, cela peut être désagréable. Le dérangement me paraît même normal, voire souhaitable: l’important se passe ailleurs, cet ailleurs que la plupart des personnes non artistes n’ont encore jamais exploré, celui de l’autre en soi, qui forcément, dans un premier temps, dérange. Car en vérité, cette personne, dès la fin de son geste, dès le plus minuscule coup de pinceau suivant, dès même sa présence face au support (feuille de papier, toile, chevalet, palette…), est en mouvement vers autre chose qu’elle appelle sans le savoir.
Dès lors, un long et lent processus de dynamique active va se mettre en place, dans laquelle la création répondra par énigme et mystère interposés à l’indicible et intolérable souffrance.
« Quand il arrive le soir […], dans la salle où sont rassemblés les malades,
leur angoisse lui est bien connue.
Ils vont comme lui, partir sur la route, quitter l’abri qu’ils ont trouvé,
près de la source qui est au centre du clan, et dont ils ont bu l’eau chaque jour.
Chacun va bientôt devoir retrouver l’itinéraire de ses songes et tracer sur la terre et dans le ciel,
le chemin inconnu qui correspond à son image intérieure. »Henri Bauchaud: OEdipe sur la route (Actes Sud 1990)
« Le projet de l’art-thérapie se contente d’être une tension en-avant de soi vers l’imprévisible.
Cette thérapie ne va pas de l’inconnu vers le connu.
Son itinéraire aventureux va de l’inconnu à soi que l’on est vers l’inconnu de soi que l’on créé.
En thérapie créative, la personne s’ouvre à ses mystères, pour accepter de redevenir une énigme évolutive. »
Les échauffements
« Le cas unique que nous sommes chacun est une composition originale de forces, d’influences, de rôles différents, parmi lesquels chacun peut trouver le thérapeute personnel incorporé qui s’appuie éventuellement sur le thérapeute réel extérieur, non pour être guéri par lui, mais pour être accompagné dans son auto-guérison. »
Jean-Pierre Klein: Petit voyage iconoclaste en psychothérapie.(Collection Psychopathologie clinique– Presses Universitaires de Grenoble).
Tout travail d’action nécessite une préparation, un échauffement, particulièrement en création.
Je l’ai systématiquement proposé en début de chaque séance, comme un genre de relaxation, où un certain lâcher-prise dans la liberté de mouvement, l’agrandissement du geste, devait conduire à une déconnexion avec le dehors, à l’entrée en vigilance vers le nouveau, à l’«ici et maintenant» du lieu symbolique qu’est l’atelier.
Par habitude personnelle, par simplicité, et par goût, j’ai choisi l’encre de Chine comme médium à ces exercices.
Cette encre d’un noir profond, intense, à reflets bleu-gris, brillante et lumineuse, mystérieuse, perpétue ses traces depuis la nuit des temps. Elle est un standard de la création artistique orientale et occidentale. Elle permet des effets de lumière et de densité dont les encres d’imprimerie sont incapables. Aux XIXe et Xxe siècles, beaucoup d’artistes en ont tiré des effets picturaux très subtils. Henri Michaux par exemple, développe une œuvre graphique originale, où l’encre noire joue le rôle principal. J’aime pour ma part la pureté de ce liquide quasi alchimique dans ses facultés transformatrices, son archaïsme et son raffinement à la fois. Je trouve l’encre de Chine sensuelle, veloutée, facile à utiliser, spectaculaire dans la moindre de ses taches, tour à tour opaque ou transparente, laquée quand elle est de grande qualité. (ce qui n’est pas le cas ici malheureusement).
Certaines personnes ont été frappées par tant de noir. Il ne faut pas voir ici le noir dans un sens symbolique éventuellement lié au deuil (de toute façon très relatif), mais seulement par rapport à ses qualités picturales intrinsèques. Le grand Pierre Soulages (né en 1929) dont l’œuvre plus vivante que jamais n’est basée presque que sur la peinture noire, a écrit: «L’outil n’est pas le noir, c’est la lumière. Le noir s’est imposé, a dominé, il est la couleur d’origine». Lettre à Charles Juliet, 1986.
Et encore: «J’aime l’autorité du noir. C’est une couleur qui ne transige pas. Une couleur violente mais qui incite pourtant à l’intériorisation. A la fois couleur et non-couleur. Quand la lumière s’y reflète, il la transforme, la transmute. Il ouvre un champ mental qui lui est propre».
Si on ne voit que du noir, c’est qu’on ne regarde pas la trace; or c’est elle qui ici est importante.
Souvent, mon idée initiale du rôle donné à l’échauffement n’a pas été prise en compte par mes interlocuteurs. J’ai été étonnée et ravie de voir que chacun s’appropriait la consigne à sa manière. Certains ont joué le jeu de l’échauffement pressentant qu’on passerait ensuite à autre chose. D’autres, dans leur rencontre avec le matériau, peut-être par satisfaction immédiate, peut-être par indifférence, ou bien encore par désir d’exploration, ont gardé ce médium comme outil quasi permanent à leur cheminement d’expression.
Avec les personnes âgées souffrant de démence, d’anxiété ou de dépression, il serait insensé d’imposer le respect à la lettre de la consigne. Celle-ci n’a d’autre but que de permettre à un certain moment un «déclenchement d’implication personnelle», c’est à dire un acte, un geste créateur, une attitude, dans lesquels la personne mettra, sans le savoir assez d’elle-même, pour pouvoir commencer le travail thérapeutique. Précisons que ce moment peut mettre des semaines et des mois à arriver. Il peut même ne jamais arriver. Avant cela, nous serons dans une recherche mutuelle du «bon» exercice qui permettra cette rencontre avec soi-même plus en profondeur. J’ai à chaque séance l’impression de travailler sans filets et à tâtons, car à chaque fois, la personne m’apparaît d’une manière légèrement différente de la fois précédente, ou bien je rencontre une nouvelle personne avec laquelle je vais devoir établir avant toute chose un rapport de confiance.
Si je passe une, deux, ou trois séances avec une personne, je ne pourrai pas dire avoir vraiment fait de l’art-thérapie avec elle, plutôt un travail d’artiste intervenante voire, au mieux, de médiateur artistique, c’est à dire un accompagnement dans lequel la personne traitera ses difficultés au travers des difficultés de forme rencontrées dans l’activité, qui à ce stade reste purement d’expression. Pour «entrer» en art-thérapie, stade où je vais réellement devenir accompagnateur de symbolisation en favorisant les projections de la personne (non les miennes…), et en saisissant en quoi elles se régleront dans la création, il faudra beaucoup de temps.
La consigne n’est pas une prescription contre un symptôme. Cela consisterait à «prescrire»par exemple des musiques planantes ou soit-disant «relaxantes»contre l’insomnie, faire écouter les mouvements lents des concerti classiques pour calmer, de la danse contre l’obésité, tel type de création picturale contre l’anxiété ou la paranoïa, que sais-je?
Il est facile de confondre la symbolique que soit même on donne à sa prescription, (par exemple prescrire la création d’un totem parce que l’on pense que la symbolique très complexe qu’il défend chez les amérindiens sera transposable au système représentatif du patient et qu’il sera du coup, bienfaisant). La prescription d’art très souvent vue comme de l’art-thérapie, serait alors la même chose que de prescrire un médicament contre un symptôme ou une maladie. L’art-thérapie s’adresse à la personne en-tant que qui elle est, et non en-tant que ce qu’elle a. C’est aussi pourquoi je ne présenterai jamais l’art-thérapie en termes d’efficacité, car ce serait là encore vouloir s’attaquer aux symptômes, mais en terme d’identité.
Si ces échauffements ont rarement été considérés comme tels par leurs auteurs, et qu’ils ont été source de difficultés et de questionnements, ils n’en sont à mes yeux que plus intéressants.
Pour moi, ils font ici simplement trace d’identité autre, dans laquelle, tremblements, halètements, soupirs, silences, inconfort, exaspération, impatience, lenteur, fragilité, hésitations, sont le terreau de l’œuvre: ils sont posés là pour être transformés. En face il y a aussi volonté (de faire ou simplement de faire plaisir), enthousiasme (parfois), engagement (même de courte durée), étonnement (parfois imperceptible), et force (souvent insoupçonnée), sur lesquels le geste traceur peut s’appuyer.
Ce geste, fin ou généreux, ample ou ramassé, délicat ou embrouillé, visible ou caché, est véritablement de grande importance, car il détermine comment la matière étalée sur la feuille va devenir une forme. Cela peut paraître simple et évident, mais c’est bien, entre-autre, dans ce rapport entre le geste et la forme, de ce qui l’a précédé et de ce qui suivra que se situe tout le travail d’élaboration du processus art-thérapeutique.
L’Absente engagée
Rencontre à chaque fois inédite avec l’Absente engagée.
Elle n’est pas restée très longtemps à l’hôpital de jour, sa maladie étant si avancée, qu’il ne servait à rien, à ce que j’ai compris, de continuer à lui faire faire les exercices de mémoire et autres travaux cognitifs qui la mettaient en échec. Au dire d’une soignante elle était «limitée»…
Absente, elle l’est, à elle-même, (mais qui peut réellement savoir?), et plus nettement au monde extérieur. De ce que j’ai vu, le peu qui l’y relit est la plainte: souffrance physique, fatigue extrême. Autrement, le quasi silence en-dehors de notre travail.
Quelle étrange et déroutante expérience que de renouveler chacune de nos séances comme si c’était la première! Car, à première vue, j’étais à chaque fois une personne inconnue, l’atelier était un lieu inconnu, les productions précédentes des productions inconnues. «C’est moi qui ai fait ça? Vous ne le dites pas pour me faire plaisir?», «c’est pas mal alors!». Mais, par des regards à la longue moins craintifs, l’arrêt progressif de questionnements inquiets sur ce qu’on allait lui faire faire, une mise en route de plus en plus rapide, voire une impatience de faire, un geste un peu plus sûr, des temps de plus en plus longs sans plainte, un plaisir croissant visible de manier le pinceau et étaler, triturer, écraser les couleurs, une grande concentration, un rituel de séance intégré peu à peu «mine de rien», j’ai acquis la quasi certitude que «quelque chose» était en train d’arriver, et que peut-être, peindre selon ce rituel que nous avions mis en place, devenait pour cette personne le seul moment de vie réelle, le seul moment de présence.
Engagée, elle l’est dans son attitude créative: saisir un gros pinceau, le plonger jusqu’à la garde dans le pot de peinture, puis étaler avec une énergie phénoménale (en totale contradiction avec son «état» de faiblesse), la couleur dans de longues traces épaisses, visqueuses., dégoulinantes, attendant que le pinceau se soit presque complètement vidé, pour le plonger à nouveau, sans l’avoir rincé, dans un autre pot, et recommencer sans peur, sans retenue. Les tons se mélangent ainsi petit à petit, créant, sans qu’elle le veuille, des nuances subtiles, des camaïeux inouïs, des contrastes insolents. Quelle est cette force incroyable qui l’anime tout d’un coup, lorsqu’elle est à peindre devant sa feuille ? Que dire d’autre, si ce n’est qu’elle est alors une personne grandement vivante, en action et en création. Le temps de l »atelier, elle n’est tout simplement plus la même…
L’Incrédule Intranquille*
*Emprunté au peintre Gérard Garouste
Elle ne veut pas venir à l’atelier. «Je n’ai pas d’idée. Ce que je fais est moche». Elle est virulente: «arrêtez ce supplice!» Et pourtant, elle VEUT faire, absolument! Et elle fait!
Souvent j’accompagne son geste avec mes mains qui, en l’air, suivent ou précèdent de peu son tracé. Je lui propose ainsi imperceptiblement par ma propre gestuelle intimement liée à la sienne, d’agrandir, d’allonger sa trace, de changer sa direction, d’incliner autrement son pinceau, de ralentir ou accélérer son geste. Nous accomplissons alors ensemble un genre de danse des mains, où au bout d’un moment, l’on ne sait plus qui accompagne qui.
C’est chez elle, un cheminement passionnant de bataille terrible entre désir intense et renoncement devant la difficulté. Le désir l’emporte toujours: il dépasse l’indécision, l’agitation, il l’emporte même sur l’incapacité provisoire de peindre à cause d’un bras droit immobilisé suite à une chute. Ce bras droit en écharpe a été mon meilleur allié pour elle. L’accident est survenu au troisième tiers du parcours (2 mois environ après le début de notre travail commun). Une séance entière après cela, sans peindre, mais à regarder toutes ses productions et reprendre contact avec elles; essayer de se laisser porter par elles, entrer en elles, éventuellement les classer, en choisir certaines, se les réapproprier Une surprise de taille ce jour là: «ce n’est pas moi qui ai fait tout ça». Il faut dire que la production est importante: des dizaines d’échauffements, une bonne dizaine de productions allant de simples taches de couleurs jusqu’à des peintures figuratives, en passant par quelques créations plus abstraites. Et tout en répétant à l’encan non sans agressivité: «non, je ne reconnais rien de tout ça», (malgré son nom à l’arrière des productions, voire sa signature sur d’autres), «ce n’est pas de moi», elle passe en revue à plusieurs reprises et en tous sens l’ensemble de sa création, manifestant incrédulité mêlée d’agitation et d’intérêt grandissants. Cette séance m’est apparue comme un cap: celui de la rencontre inconfortable et bouleversante avec son inconnu. Comment, en effet, accepter facilement ce que l’on ne connaît pas de soi, ce qui est nouveau, ce qui est étranger? C’est un peu comme le peintre qui se retrouve devant une de ses anciennes peintures qu’il a du mal à reconnaître, car tant de chemin a été parcouru depuis.
Dès lors, les séances s’enchaînent d’une toute autre manière. D’assise, elle passe debout et travaille sur chevalet. Elle accepte (non sans tergiversation, bien-sûr), de peindre avec la main gauche. Si au départ elle est gênée par sa maladresse, elle est vite étonnée par ses progrès sur la feuille. Une nouvelle attitude se fait jour: Elle empoigne maintenant la difficulté à «bras le corps» (c’est vraiment le cas de le dire), avec une confondante véhémence. Elle s’investit courageusement, car c’est très dur. J’admire sa ténacité. Sent-elle quelque part qu’elle tient là une pépite qu’il ne faut pas lâcher?
Sa position change du tout au tout: attitude physique d’ouverture, (plutôt ramassée sur elle-même le reste du temps, le haut du corps s’ouvre devant la chevalet, malgré le bras en écharpe), plus grande autonomie, plus grande initiative Je continue à l’accompagner de près, mais contrairement à avant, elle peut travailler seule et accepte que je rejoigne aussi les autres patientes. Elle accepte mieux que ce qui sort de son pinceau ne soit pas forcément «ressemblant à quelque chose». (je la cite). Elle contemple sa production en cours avec plus de recul, se laisse, jusqu’à un certain point inspirer par elle. Elle n’est plus autant dans la résistance qu’avant.
Un mouvement inédit s’est mis en route, qui ne demande qu’à se poursuivre.
Main joyau dort enseveli
Dans les ténèbres et l’oubli,
Bien loin des pioches et des sondes;Mainte fleur épanche à regret
Son parfum doux comme un secret
Dans les solitudes profondes.Charles Baudelaire – Les Fleurs du mal
Peur et sérénité
Elle me regarde du plus profond de sa terreur avec de grands yeux interrogatifs droit sortis de l’enfance. «Vous n’allez pas me faire de mal?!» Qu’il est immensément délicat de lier confiance avec quelqu’un qui a peur! Un rapport de confiance ne se décrète pas. Quelque chose peut émaner de vous de l’ordre de l’accueil, de la chaleur, de la douceur enveloppante, mais cela ne suffit pas. Il faut du temps, de l’échange, du partage. Néanmoins la proposition de «venir peindre» est assez séduisante, pour qu’elle se laisse convaincre.
Alors, sans attendre ni explication, ni consigne, sans préparation particulière, elle entre en jeu, prenant avec assurance les outils posés sur la table pour elle et se met à peindre. Immédiatement, elle est dans sa bulle de création. Elle se passionne pour la matière, les mélanges, elle ose tout et se salit beaucoup, mais n’en n’a cure. Les mains jusqu’aux poignets dans la barquette-palette débordante d’acrylique épaisse, elle malaxe et pétrit avec concentration et gravité . Plus rien n’a l’air important, à part ce qui se passe là, au milieu de ce magma de couleurs. Le processus est peut-être déjà en marche. Bien plus tard, un second temps, où elle dépose ses couleurs sur le papier en inventant des histoires d’une poésie étrange. Si ses peintures m’évoquent des paysages opaques ou brumeux inquiétants, des terres noires voilées de nuages ou barrés de soleil rougissant, je m’interdis de le lui dire. Ce serait interférer dans SON monde et dans SA représentation. Mes images intérieures, mes références ne sont pas les siennes. Néanmoins, son univers pictural est intense; il y a un patte singulière qui n’est pas sans m’évoquer le peintre contemporain allemand Gerhart Richter. Parfois, je montre aux patients, une fois leur peinture terminée, des photos d’autres œuvres dans des bouquins ou revues d’art auxquelles me font penser les leurs. C’est toujours en fonction de la personne avec laquelle je travaille, et je manie cela avec prudence, (car il ne s’agit en aucun cas de ramener la production du patient au même niveau que celui d’un artiste), mais cela peut aussi être constitutif de renarcissisation, que de faire constater une éventuelle ressemblance d’un élément de leur travail avec celui d’un peintre connu.
Au cours de l’atelier, l’anxiété laisse place à la sérénité, au plaisir libérateur du geste créateur, sans contrainte, ici sans effort, dans un totale fluidité. Simplement se laisser entraîner par sa spontanéité créatrice pour aller dans cet ailleurs de soi-même, là où ça ne fait pas mal.
Jeu
Si l’objet de mon travail n’est pas avant tout la recherche du plaisir du patient,
il peut néanmoins être facilité parfois, lorsque la personne saisit le médium comme un espace de jeu dans lequel elle entre en toute confiance. «Jouer est ce qui fait que la vie vaut la peine d »être vécue», dit Donald Winnicott.
L’état de jeu est pour moi proche de l’état de création: on y entre dans un espace «transitionnel», c’est un temps autre, intermédiaire, loin des préoccupations quotidiennes. Mais c’est surtout, contrairement à l’idée générale, un temps de veille intense (par opposition à une veille restreinte, celle utilisée au quotidien, celle du cognitif, du comportement), de vigilance accrue, où la personne s’ouvre à son pouvoir de configurer le monde. Et c’est dans cet état infiniment riche, imaginaire, que s’est trouvé cette patiente aphasique durant les quelques séances où nous avons cheminé ensemble.
L’inachevé
« Face à l’insoutenable, une seule solution: oeuvrer »
Ruth Nahoum, art-thérapeute
Œuvrer quelque soit le degré de souffrance, malgré la difficulté, malgré la lenteur extrêmes. Car œuvrer c’est faire œuvre de soi, œuvre sur soi pour devenir autre au monde.
Joie partagée de se retrouver dans la profondeur d’un intense silence.
Faire confiance au Processus Créateur, nous permet d’accepter les moments de doute qui nous traversent, car nous savons qu’il suffit de nous laisser aller vers lui pour avancer.
Un exercice d’échauffement qui se transforme en armature d’une création qui mettra quatre mois à se construire , à raison de trois heures par semaine en accompagnement quasi exclusivement individuel.
Une création faite de tremblements, de halètements, d’attente; d’exigence, de patience, de silence.
Fouiller les couleurs, les interroger,les expérimenter. Mettre ses fragilités sur la toile c’est les transformer en lumière.
Après des semaines de silence prostré, quelques mots très choisis jaillissent: «les arbustes sont des branches de thym, le centre est comme une huître, mais c’est inachevé.»
Bien que la séance soit toujours laborieuse, la patiente ne veut pas partir à la fin. «il y a un légume en germe et un genre d’artère». Je demande «où va selon vous cette artère?» Elle répond:«elle se prolonge, mais le problème est que je ne sais pas vers où». Un immense champ de possibles s’ouvre dès lors.
Nous envisageons ensemble plusieurs hypothèses: soit continuer naturellement vers le bas, en prolongeant l’artère, soit rejoindre une autre trace jaune qui l’invite très visiblement. Finalement deux artères, une jaune et une rouge vont se rejoindre.
Cette idée de l’artère qui irriguerait la peinture lui plaît. Un petit tracé timide va ensuite se dédoubler vers la gauche, puis se tripler, et ensemble, ils vont accompagner ce qu’elle a appelé «la rivière verte» qui s’éclaircira peu à peu.
Malgré des séances souvent difficiles en raison d’un état très faible, son autonomie sera de plus en plus grande: choix sans équivoque des couleurs, affirmation volontaire des désirs, prise de parole plus fréquente, fascination ambiguë devant son propre travail, mêlée de dégoût et d’étonnement satisfait.
Au bout de cinq mois de dur travail, «L’inachevé» s’achève. C’est un titre symbolique que je me permets de donner en silence en raison du leitmotiv douloureux attaché à cette production: «c’est inachevé». Je n’ai pas le droit de donner un titre à la production de quelqu’un d’autre. Je partage ici simplement la correspondance que je vois entre l’attente fébrile de cette patiente et celle, vers l’avant, dans laquelle nous met la création. C’est pourquoi ce soupir en leitmotiv est involontairement extrêmement percutant, car il ouvre justement la voie infinie à l’exploration de l’inachevé, c’est à dire de la création elle-même, celle, qui avec l’accompagnement de l’art-thérapeute provoquera enfin le bouleversement d’une mise en mouvement vers ce que la personne appelle sans le savoir, et qui se situe devant elle. Ainsi peut-elle revendiquer «je renais au monde.»
Conclusion
Je crois pour finir (provisoirement, car c’est inachevé), que ces six mois de stage m’ont un peu mieux ouvert les yeux sur quel était mon rôle en-tant qu’artiste, et pas seulement auprès des personnes souffrantes. Le contact avec la maladie et le trouble de personnes âgées, m’ont immensément enrichie. Je ressens ma mission comme une mise en contact qui prend elle-même forme avec l’inaccessible, l’insondable de notre humanité. Je crois que c’est cet insondable qui est notre richesse et qui constitue pour chacun le matériau de base pour sa propre recréation.
Je veux me mettre du côté des mutiques, des prostrés, des agités, des angoissés, des mélancoliques, des désespérés, des fous, car leur langage me parle, même si je ne le comprends pas, car ils sont mes guides, d’eux aussi vient la lumière qui éclaire mon propre chemin.